mardi 27 septembre 2016

Je ne verrai pas la Grande Barrière de Corail


(Suite et fin de * "You're fucking blessed honey" Oh Yes I am *)

Il fait froid sur le parking de la plage de Maroubra, à Sydney. Ce n’est plus l’hiver agréable du Queensland. Au milieu des quelques surfeurs interrogatifs, je sors tout, range, nettoie, polis, astique, plie, secoue, balaie, secoue, époussette.



Aujourd’hui, mon cher vieux van a rendez-vous. « Un rendez-vous qu’on ne peut pas louper, hein mon vieux ! » Car oui, je reparle à mon van.

C’est la gorge serrée par les quelques jours australiens qu’il me reste, qu’on se rend tous les deux au quartier Kings Cross, là où, trois mois plus tôt, l’Oz a commencé pour moi. Moi, la backpackeuse piétonne encore trop imprégnée d’Asie pour avoir envie de comprendre le fonctionnement australien.
Kings Cross. C’est dingue comme le quartier a changé en trois mois. Et pourtant je marche toujours dans la même rue trop bruyante. Avec les mêmes paumés-pieds-nus qui parlent à leur bière. Avec les mêmes backpackers fraîchement arrivés pour une année, jonglant entre fermes et débauche. Avec les mêmes shops : food ou putes, tant que c’est rapidement servi.

Mais qu’est ce qui a changé alors ?
Facile. C’est moi.

Aujourd’hui, la rue ne me donne plus ni nausées, ni sueurs froides. Elle me fait rire. Parce qu’aujourd’hui, je sais que Kings Cross, c’est tout ce qu’il y a de plus opposable à l’Australie qui a retourné mes tripes bien accrochées.

J’avais une idée toute faite de la partie australienne de mon voyage : chanter plus fort que mon moteur sur les grandes lignes droites de l’outback, pleurer ma mère en grimpant sur coinceurs dans les montagnes du Sud, boire du mauvais vin sous les étoiles du désert orangé poussiéreux, lutter / ramer / lutter / avaler un grand bol d’eau salée / lutter/ ramer / rater / ramer / râler / surfer et recommencer.
Et voir la grande barrière de corail.

Mais c’était sans compter sur le sort. Celui qui m’a coupé les jambes, enfin les roues. Alors que j'étais décomposée sur le bord de la route à Nambour, mon bon karma m’a fait rencontrer Cheryl, qui a récupéré les morceaux et les a dispatchés dans son entourage.
Ean, l’ami mécanicien à la retraite, s’est occupé de la partie « van »
Gary, Cheryl et sa sœur Lesley, se sont occupés de la partie « Leslie »
Et Greg, mari de Lesley politicien-ex-mécanicien-débordé, des deux.


Je vécu 2 bonnes semaines chez Cheryl et Gary. En bas, entre le deuxième frigo, la table de ping-pong, la douche extérieure, et le barbecue.
Et moi qui ne connaissais même pas ces termes en français, j’ai isolé une culasse d’un collecteur. (OK, ça va j’ai juste tenu la lampe… mais pendant des heures !)

La culasse, quel horrible mot… A la hauteur des emmerdes qui vont avec. Enfin extraite, elle est partie pour diagnostic de l’avancement du cancer, chez un des meilleurs techniciens du coin.
En attendant, j’ai testé la vie dans les baskets d’une australienne de 61 ans : j’ai promené le chien d’une inconnue avec une amie malvoyante, j’ai fait du yoga avec une voisine nonne de 85 ans plus souple que moi, j’ai crié « allez les bleus ! » plus fort que les « aussies ! aussies ! aussies ! » de mes hôtes au milieu des nuits olympiques, j’ai testé la session hip-hop du mardi soir avec Cheryl et ses potes de 20 à 82 ans, là où elle ‘catch ses mates’ comme elle boit pas de café et que le sudoku l’emmerde.

Et un soir, Greg est passé me voir avec son air sérieux. C’est le genre de personne impossible à décrypter.
Une bise à Cheryl. « Tu lui fais bien voir tout ce qu’il y a à faire dans le coin hein ?! » et non, il ne rigole pas. En plus de m’aider, me loger, me véhiculer, selon Greg, ils doivent aussi s’improviser guides touristiques.
Il me fait asseoir, prend un papier, écrit :
Culasse neuve (8 nouvelles valves)
Joint de culasse neuf
Taxes
Frais de ports depuis Brisbane
Il me regarde.
Tu m’énerves Greg avec ta tête indécryptable.
Il écrit le prix.
Je ne suis qu’une mécanicienne en herbe dans sa deuxième langue, mais j’ai plus que bien compris. Non il n’a pas oublié un 0 au prix qu’il m’annoncé. Et oui, je paierai donc 10 fois moins cher que ce à quoi je m’attendais.
Lui-même n’en revient pas.
« you’re fucking blessed honey » mais comme Greg est politicien, il le dit autrement.

Et puis, après une vingtaine d’heures bénévoles passées à démonter, dévisser, déboulonner, taper, tester, nettoyer, dégraisser, remonter, revisser, reboulonner, essayer, résoudre, jurer, comprendre, forcer, réussir, assembler… un samedi matin couvert, Greg a débarqué chez Cheryl… au volant de mon van.



Mon cher vieux van à nouveau sur pattes, s’offrant une deuxième jeunesse grâce à la générosité débordante de quelques perles rares du Queensland.
A peine le temps de remercier Greg et de tenter d’exprimer ma profonde gratitude inexprimable, qu’il a déjà une éponge dans les mains pour le laver et le polir. « Bah faut bien que tu le vendes non ? »
« Non mais Greg… »
Et comme j’ai compris qu’on perd souvent à tenter de contredire un politicien, je me suis attelée à la tâche (même s’il m’a fait comprendre que je faisais mal hein !).

 
Séance de nettoyage avec Greg

French repas


Mon vieux van remis à neuf, il a bien fallu…
La gorge serrée, un lundi matin sans nuage, j’ai quitté Nambour sans me retourner, mais avec un coup d'oeil humide dans mon rétroviseur.

J’ai regardé s’éloigner Nambour et ses perles rares qui m’ont permis de recommencer à encourager mon vieux van tous les matins (même si maintenant je sais que c’est inutile), de rechanter sur la route du surf, d’avaler des km de parcs nationaux les yeux écarquillés sur la chance que j’ai, et de me retrouver aujourd’hui à Kings Cross à Sydney, à 5 jours d’un nouveau départ vers la Nouvelle-Zélande.

Encore faut-il que quelqu’un veuille reprendre mon vieux van tout neuf !
Mais en ce moment, il n’y a pas d’acheteurs. Mes chutes de prix, le gérant du car market et les deux maigres réponses à mon annonce me l’ont bien confirmé.
La première visite d’hier n’a pas donné suite.
« Un rendez-vous qu’on ne peut pas louper, hein mon vieux ! » Ce soir, je le présente à un couple, seul potentiel prétendant à la reprise de mon van quasi neuf, à 5 jours de mon départ…
Deux heures plus tard, je marche en sens inverse dans la rue principale de Kings Cross. Finalement, j’aime cette rue, ses brand new backpackers, ses parleurs de bières, ses fast-femmes et ses fast-foods. Peut-être parce que c’est une des dernières fois que je chante dans mon van chéri guéri.

Oui, je dois encore remercier mon bon vieux karma… Mon van a trouvé de nouveaux chanteurs.
Ah chère Australie !… tu m’auras bien tordue dans tous les sens et jusqu’au bout.

Je jette un œil attendri sur le parc à la fontaine-boule qui a accueilli mon désarroi trois mois plus tôt et je me retourne une dernière fois sur mon voyage australien. L’outback n’a entendu ni ma voix ni mon moteur, je n’ai pas grimpé dans les falaises du sud, je n’ai pas bu de mauvais vin poussiéreux dans le désert orangé. J’ai bu quelques litres d’eau salée sur mon surf jaune, j’aurai au moins une croix cochée.
Et je n'ai pas vu la Grande Barrière de Corail.

Mais la course aux croix cochées, moi, ça fait bien longtemps que je sais que je vais la perdre.
Par contre, ça a particulièrement désolé Greg, « You will miss the very best of Australia… ».


Mais ce que tu ne comprends pas cher politicien-ex-mécanicien-débordé, c’est précisément parce que le sort m’a coupé les roues dans une petite ville inconnue du Queensland, c’est précisément parce que je n’ai pas chanté dans l’outback, pas bu de vin dans le désert, ni pleuré dans les falaises du sud et c’est précisément parce que j’ai loupé la Grande Barrière de Corail… que j’ai probablement eu accès au « very best of Australia » !

1 commentaire:

  1. Terrible cette histoire ! C'est vraiment chouette ce qui t'est arrivé. Ta conclusion ma fait penser que tu as lu l'Alchimiste cet été ;-)

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