mardi 11 octobre 2016

Sven, le vieil édenté... et moi


« On jouait aux cartes sur le pas de la porte avec Sven, le Suédois. Un vieux Laotien est venu se mettre entre nous.
Et tu vois, on ne parlait pas de langue commune, alors on a joué à un jeu sans règles. Et le Laotien sans dents, il jetait les cartes n'importe comment.
Ça a duré une demie-heure peut-être, on n’a pas vraiment joué, on a jeté des cartes, et on s'est marré tous les trois. C’était un moment, je sais pas, vraiment spécial, tu vois… »
En fait, je ne me souviens plus du prénom du Suédois. Mais tous les Suédois s’appellent Sven, pas vrai ? 


Il fait encore chaud en ce dimanche de septembre 2014. Perchés sur les hauteurs d’une falaise surplombant la mer toulonnaise, le petit-déjeuner sauvage s’éternise au fil du voyage décousu que me raconte Fabien.
Je n’ai pas dit un mot pendant deux heures.
J’ai regardé les vagues s’écraser contre les falaises méditerranéennes. Je n’étais pas vraiment là, j’étais tantôt dans un canyon mi-ombre mi-soleil au Chili, sur une route rectiligne poussiéreuse du désert australien, sur le pas d’une porte laotienne avec Sven et un vieil édenté au rire communicatif qui jetait les cartes en faisant semblant d’y croire.

Ce dimanche-là, c’est trop tard qu’on reprend la route de nos vies normales de cadres rangés.
« Fab, t’endors pas.
Raconte-moi ton voyage encore »
Mon imagination défile en même temps que l’autoroute. Je n’ai jamais voyagé moi… je ne peux qu’imaginer.

Je poursuis ma vie de cadre rangée.
Entre deux éoliennes, je pense à Vincent qui quitte tout pour quelques mois en Amérique du Sud. Quel culot de faire ça !
Il aura lui aussi des histoires de Sven et de vieil édenté qui jette des cartes probablement. Quelle chance de vivre ça !

...

Quelques semaines plus tard, je m’encorde à mon frère pour un long voyage pédestre de 3946 m de haut.
Je vais haut, souvent. Mais loin, jamais.
Je lance sur un coup de tête amusé « Tu sais Doudou, je crois que je vais voyager »
« Cool ! Tu vas aller où ? »
Merde, je l’ai dit ! J’ai de la fierté en excès, je pourrais ne pas revenir pas en arrière.
« Nan mais c'est pas sûr. Tu dis rien aux parents, hein ? ».
Et on a parlé d’une Nouvelle-Zélande imaginaire avec des projets d’immenses étendues sauvages dans les yeux.

...

Mes éoliennes tournent, je fais une pause.
J'aime bien aller boire un énième café le vendredi après-midi, parce que le vendredi après-midi, Vincent est là. Et son bureau est collé à la machine à café.
J'hésite.
Allez.

- Vincent, on le fait ensemble ce voyage en Amérique du Sud ?
- Tu sais, c'est pas si simple de voyager si longtemps à deux... On pourrait se retrouver de temps en temps... mais, pourquoi tu ferais pas un voyage TOI ? Et puis on se croise !
- Bah parce que je suis une fille et que je n'ai jamais voyagé !
Quelle question !
Mon énième café a refroidi. Je retourne à mes éoliennes piquée par la réponse inattendue.
Pas de Sven et de vieil édenté avec Vincent en Amérique du Sud. 
A moins que... 
Et mon cerveau Contrôle donne un tas d'arguments raisonnables à mon cerveau Aventurier. Pas de Sven ni d'édenté pour toi. Fin de la discussion les cerveaux.

...

Puis, un soir de novembre 2014, sur une terrasse aixoise, un éclair de vieux Laotien édenté jetant des cartes m’a retraversé l’esprit. J’ai regardé Fabien dans les yeux et j’ai clamé sans réfléchir :
« Moi aussi je vais faire le tour du monde !! »
Pourquoi j’ai dit ça ?!
Mon cerveau Contrôle m'engueule. Mais pourquoi j’ai dit ça ?! Les filles seules ne partent pas faire le tour du monde.
-        -  Génial ! Quand ?
-         - Euh… Janvier 2016 ?
Comme ça je paierai pas d’impôts locaux, dit mon cerveau Pragmatique.

Qu’est ce qui m’a pris de dire ça ? Le voyage c’est pour les autres. Moi, j'en ai pas besoin, j'aime ma vie de cadre rangée, j'ai tout et je n'ai rien à fuir.
Je ferai semblant d’oublier, probablement. Sven et le vieux Laotien aux cartes partiront aux oubliettes des projets fous.
Les projets fous, ceux qu’on garde pour plus tard, en sachant bien que c’est ceux qu’on garde pour jamais.


Un an et demi plus tard, la chaleur d’avril 2016 est écrasante dans les rues de Louang Prabang. L’âme voyageuse de Fabien n’a pas résisté à croiser ma route asiatique pour quelques semaines.
C’est lui qui guide aujourd’hui, comment ça pourrait être autrement ... Le parcours dans ces rues imprégnées de son ancienne trace, transpire d’excitation, d’émotion et de nostalgie de celui qu’il était il y a 7 ans. 









Serrée entre ses deux bras de fleuve, l’élégante Louang Prabang dénote d’organisation propre pour une ville asiatique, et laotienne qui plus est. A travers les rues labyrinthiques et les maisons luxuriantes, on se lance dans une chasse aux trésors de sa mémoire.

LE sandwich à la Vache Qui Rit, – concombres, tomates spécialité laotienne accessible tous les 100 mètres, a une place de choix dans le puzzle qu'on reconstruit.


Le Laos peut se féliciter d’avoir récupéré la crème de la crème de l’héritage colonial français : de la fausse baguette et du fromage pour enfants.
Mais, après trois mois de régime au riz, on sous-estime l’effet de la vue d’une baguette de pain et de fromage, aussi industriels soient-ils.





« Pour manger le laap, tu fais une petite galette de riz gluant et tu le mets à l’intérieur, comme un sandwich ». Ça c’est une sacrée découverte du Laos, le sticky rice, et ça n’a absolument rien à voir avec du riz trop cuit. Et surtout, ça se mange avec les doigts.

Laap et sticky rice

« J’ai appris à le faire d’ailleurs, tiens juste là ! Un cours de cuisine avec un Laotien à l’accent à couper au couteau… »





On continue à se perdre dans le labyrinthe de maisons coloniales.
Et on s’arrête net.

« C’était là. 
 Tu peux me prendre en photo devant cette maison ? »

Il regarde la photo avec une satisfaction chargée.
« Je vais l’envoyer à Sven »
C’était peut-être pas Sven. Mais c’était un prénom suédois.

« Tu sais quoi, on jouait aux cartes sur le pas de CETTE porte, avec Sven et là, un vieux Laotien est venu se mettre entre nous et…
Je t’ai déjà raconté cette histoire ? »

Aha oui, si tu savais !





NB : Avec Vincent, pas d'Amérique du Sud, ni de Sven, mais des histoires d'édentés birmans, on en aura ramenées !


3 commentaires:

  1. Raon, le 11 octobre, il est 17h06.
    Je vérifie mes mails car j'attends une carte pour un projet éolien urgent, comme d'hab...
    Et cool... un nouvel article, des nouvelles de l'autre bout du monde.
    J'ai beaucoup aimé cet article, car depuis le début de votre périple (que je suis avec beaucoup de plaisir), je me suis souvent demandé comment aviez-vous décidé de partir faire le tour du monde.
    Passer des éoliennes au sac à dos...
    C'est un magnifique article, plein d'esprit.

    Je tenais également à vous dire à quel point j'ai aimé vos 2 derniers articles, "vos aventures Australiennes", vraiment génial.
    En plus, c'est une belle leçon de vie, il existe encore des gens sympas et serviables.
    J'ai vraiment eu beaucoup de plaisir à suivre votre aventure et vos déboires australiens motorisés, surtout qu'il y a une happy end.
    Votre rencontre avec Cheryl la prof de sport et Gary, Greg le conseiller général mécanicien, c'est vraiment excellent.
    Merci de nous faire partager vos aventures, c'est vraiment cool. En tout cas, c'est bien vrai que "You're fuking blessed, honey"...
    je suis même aller visiter sur Google Earth la ville de Nambour et plus particulièrement "Petrie Creek rd".

    Encore une fois, merci pour tous vos articles, vivement le prochain, je crois que c'est la Nouvelle Zélande à venir ?
    Pour ma part, je retourne à mes éoliennes,
    Bon vent Leslie

    Bien amicalement
    L.J

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  2. Haha !!! Saluuuuuut !!
    Trop marrant cet article..
    Ça me fait très plaisir d'avoir participé à ton envol !! Même si c'est en te disant qu'il valait mieux se croiser que voyager à 2 !! ;-) Et tu sais bien pourquoi maintenant..
    Et à ton tour, tu auras un paquet d'anecdotes à raconter..et qui feront rêver un tas de cerveaux !!
    Bonne continuation à toi..
    prend soin de toi.
    Bisous.

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  3. Bonjour Leslie ! !
    Je prends en cours ton voyage et rien que de lire je suis déjà emporté loin de notre France et de nos Vosges .J'adore ton écriture , ton style qui nous transporte à tes cotés virtuellement ....
    Bonne continuation et à) bientot .
    Juan

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