dimanche 6 mars 2016

Au Myanmar, les 6 petits bacs se portent pieds nus et la tête haute



Il commence à faire chaud. Je rêve d’enlever ce foutu foulard qui cache mes épaules.
Je regarde avec le plus de détachement possible mes pieds nus impacter tout ce qu’il se trouve dans cette allée d’un quartier pauvre de Yangon : le béton, les graviers, la boue, les cailloux, les ordures.


C’est jour de marché. Je m’apprête à traverser dignement une flaque de « liquide visqueux de poisson » dégoulinant de l’étalage qu’on dépasse à notre gauche.
Tant pis, hors de question que je lâche le rythme et que je risque une erreur de protocole.
Et après tout, quand on ne se base que sur l’aspect sensoriel de la chose, le jus gélatineux de poisson est plus agréable que les graviers.
J’ai saisi la tâche qu’on m’a confiée dans les grandes lignes mais il reste encore quelques parts d’ombre au tableau codifié de l’ « Alms round » auquel j’ai pris part ce matin.

Le Volontaire-Mégaphone birman devant nous déclame un énigmatique charabia et… tadaaa ! Toute l’allée sort de chez soi.

Stop.
Une femme attend devant sa porte. Elle tient un plateau dans les mains : une assiette de riz fumant et un bol de poisson fumé baignant dans une sauce beaucoup trop grasse.
Il est 7h… Hum…

Tenant fermement ma caisse contenant 6 tupperwares, je veille à rester légèrement en retrait décalé du 1er moine de la file de 11 moines que j’accompagne ce matin.




Je regarde la scène avec fascination. La femme au plateau enlève ses tongs, s’incline, donne une cuillère de riz dans le grand bol que le moine en tête tient dans ses bras. (Moine 1 par la suite)
Il effleure le bord du bol de poisson fumé, en signe d’acceptation j’imagine.
A peine le temps de comprendre, le poisson a déjà été négligemment versé dans un de mes 6 petits bacs, par le volontaire birman à côté de Moine 1. (Volontaire 1 par la suite)
Le petit bac devient par le fait le « bac des trucs cuisinés avec du poisson ».

Sans un mot, Moine 1 la dépasse. Elle donnera une cuillère de riz cuit dans le bol de chacun des 11 moines, elle s’agenouillera, embrassera le sol en direction de notre procession qui s’éloigne et rentrera chez elle.

Le bouddhisme est tellement incrusté ici… dans la pierre des milliards de temples comme dans les comportements.
Les temples, on a pas pu passer à côté avec Vincent pendant nos 2 semaines ensemble.










Myanmar, pays sacrément sacré.





Notre procession Moines-Volontaires marche 10 mètres.
Stop.
Un homme avec de l’argent, des chips et du riz sec. Moine 1 effleure à peine les dons et sans s’attarder, laisse Volontaire 1 les répartir : le panier à riz sec / le panier à « trucs en sachets » / le bol argenté déjà rempli de monnaie. L’homme s’incline et rentre. On l’a déjà bien dépassé. Pas un mot.



5 mètres.
Stop.
Une vieille femme avec du riz cuit et un bol de morceaux de potiron en sauce huileuse rouge : hop. Dans le bol de riz de Moine 1 / Bac à « légumes en sauce » de ma caisse. Mains jointes.

La vieille femme s’incline pour moi aussi. Elle est belle avec ses gros ronds de poudre de bois de Thanaka sur les joues. Je suis sûre qu’elle sent trop bon ce parfum de bois fleuri.








Myanmar, pays sacrément sacré, pays à la peau de bois.


Stop.
Une petite fille avec des couettes et un billet de 1000 kyats. Bol argenté. La mère derrière pousse gentiment à l’inclination.


Traversée de la rue.
Attention à ne pas marcher dans l’ombre des moines. Attention à ne pas croiser leur file.

Stop.
Un homme avec du riz cuit et une omelette : Bol à riz de Moine 1 / Bac à « trucs faits avec des œufs ». Inclination.

La procession continue.
RRRRaaaaakkkrrrr
Beurk… je sais déjà ce qu’il va se passer. J’anticipe et me décale pour laisser Moine 2 cracher généreusement en bordure de rue. 
Les crachats et sourires rouges de la chique locale de feuille et noix de Betel… ça, c’est pas parce que c’est permanent qu’on s’y habitue.

Pas très classe mais pas si mauvais...


Myanmar, pays sacrément sacré, pays à la peau de bois, pays des crachats rouges.


Stop.
Une grosse femme avec un gros bol de riz cuit. Bols des moines, une cuillère pour chacun. Prière.

Un klaxon de scooter derrière nous annonce un passage technique à bien négocier. Laisser passer le scooter, ne pas croiser la file des moines, ne pas marcher dans leur ombre et continuer ma tâche.
Trop faciiiile, passage technique ultraaaa bien négocié, pas une erreur, je pense même à me reconvertir en moine tiens, tellement c’était magistralement exécuté..!
Je regarde le scooter nous éviter et me voilà encore frappée par la surprise... Sur le scooter qui nous dépasse, il y a : un homme en jupe qui conduit, un enfant d’environ 5 ans debout derrière lui, une femme en amazone tenant un parapluie en guise d’ombrelle dans une main et un bébé de 6 mois dans l’autre.
Mais ce qui m’a frappée finalement, c’est que j’ai trouvé ça… normal.

Myanmar, pays sacrément sacré, pays en jupe, pays à la peau de bois, pays des crachats rouges et des klaxons en amazone.


Ça fait 15 min que le défilé des popottes a commencé. Ma caisse de petits bacs commence à s’alourdir. 



Je rejoins aussi vite que possible le tuk-tuk qui nous suit, donne mes petits bacs au Volontaire-Tuk-tuk. 
En regardant le Volontaire-Tuk-tuk, j’ai tout à coup un doute sur l’utilité de la séparation minutieuse des plats cuisinés dans mes petits tupperwares et j’ai la vague impression que le résultat final sera quelques gros seaux à mixtures ragoutantes généralisées...

Je reviens vite à ma file de moines. Ne pas marcher dans leur ombre. Ne pas croiser la file. Rester à la bonne place parmi les volontaires.

Ahaha. J’applaudis intérieurement, j’adore. Je rattrape mes moines qui s’arrêtent devant mon emblème personnel du Myanmar : un « mini-resto-shop-maison ».
Alors, comment vous décrire la partie resto… Hum… Vous avez des enfants ? Vous leur avez déjà acheté une mini table en plastique rouge avec les mini tabourets assortis, 2 verts et 2 rouges, et une cruche jaune avec un gros lapin pour jouer à la dinette?
Mettez du thé à volonté dans la cruche et le tout dans la rue, le plus proche possible des voitures. Et voilà, on y est.




Le shop… Hum… Vous avez des enfants ? Vous leur avez déjà acheté un petit comptoir de marchande et tenté l’expérience « allez, vends tout ce qui est essentiel et nécessaire, comme chez les grands » ? 
Il vous mettra son essentiel et nécessaire : des sachets de café-à-la-crème déshydraté, des chips de peau de porc et du shampoing en mini-dose. Le tout accroché au plafond. Et voilà, on y est.




La maison… Hum… Vous avez des enfants ? Vous voyez la scène du coucou enjoué spontané à l’inconnu qui passe devant la maison ?
Appliquez ça à l’ensemble de la famille. Et voilà, on y est.





Myanmar, pays sacrément sacré, pays en jupe, pays des crachats rouges, des klaxons en amazone, pays à la peau de bois et à la fraîcheur spontanée.

J’adore. On ne peut pas s’en lasser. J’ai pas pris le temps de regarder la donation.

5 mètres.
Bah. Un mini-resto-shop-maison. Ah oui, ils vont toujours par au moins 4 ou 5 côte-à-côte (en cas de rupture de stock généralisée de chips de peau de porc ?)
Une femme et sa fille. Des water-grass en sauce huileuse et du riz cuit. Bac à « trucs cuisinés avec des légumes » / Bol de Moine 1. Prosternation.

Les water-grass, c’est trop bon. Mais j’ai jamais réussi à savoir ce que c’était vraiment. 
Pourtant, notre guide du trek à Hsipaw dans le Nord a essayé de nous en montrer pendant nos 2 jours avec lui… On avait peut être autre chose à regarder…


Ravitaillement de chips dans les campagnes








Le trek à Hsipaw… on y cherchait l’authenticité, on en un eu un aperçu un peu déguisé. 
Mais l’authenticité, c’est par hasard à Hpa An au Sud qu’on l’a définitivement trouvé, au détour de balades d’errance sans but en scooter dans les campagnes. 







Nos têtes d’étrangers nous ont fait assister au mariage le plus fou qu’on puisse imaginer, et pas seulement parce que c’était celui de parfaits inconnus…





Myanmar, pays sacrément sacré, pays en jupe, pays des crachats rouges, des klaxons en amazone, pays à la peau de bois, à la fraîcheur spontanée et à l’accueil démesuré.

Mon pied s’enfonçant généreusement dans ce que j’espère être de la boue me fait vite sortir de ma rêverie et revenir à ma file de moines. Allez concentre toi un peu, les Alms Round ça traîne pas et des fois, « Volontaire Riz Cuit » change subitement ton rôle pour te faire faire un truc inutile en fin de file.

C’est bien la première fois que je me dépêche depuis mon arrivée. Normalement, le birman attend et prend le temps de prendre son temps.



Sur les rives de l'Irrawadi

Depuis le temps que j'essaie d'instaurer la sieste au boulot...


Myanmar, pays sacrément sacré, pays en jupe, pays des crachats rouges, des klaxons en amazone, pays à la peau de bois, à la fraîcheur spontanée, à l’accueil démesuré, pays qui contemple le temps.


On passe devant un abribus à thé. Rationnellement, c’est probablement de l’eau à disposition. Mais, malgré les moqueries de Vincent, moi je pense que les jarres sont trop belles pour de l’eau et que c’est forcément du thé à volonté. 
Et qu’il y a un métier officiel birman de remplisseur d’abribus à thé.



Myanmar, pays sacrément sacré, pays en jupe, pays à la peau de bois, à la fraîcheur spontanée, à l’accueil démesuré, pays qui contemple le temps, pays des crachats rouges, des klaxons en amazone et du thé en illimité.


Stop.
Un homme avec une bouteille de soda orange fluo, de l’huile et des bananes. Panier à « trucs divers ». Mains jointes.

2 mètres.
Stop.
2 femmes avec une soupe de noodles et une salade de feuilles de thé. Bac à « soupe » / Bac de « trucs cuisinés avec des légumes ». Prière.


On quadrille un quartier de Yangon aujourd’hui, il est encore tôt et le soleil commence à percer la couche de poussière. On l’a remarquée dans tout le pays.

Celle qui vous rend sale instantanément.

Celle qui est responsable des couleurs du plus beau lever de soleil de mon insignifiante petite vie.

Lever de soleil sur Bagan




Celle qui fait qu’on peut regarder le soleil dans les yeux.





Myanmar, pays sacrément sacré, pays en jupe, pays à la peau de bois, à la fraîcheur spontanée, à l’accueil démesuré, pays des crachats rouges, des klaxons en amazone, du thé en illimité, pays qui contemple le temps et regarde le soleil dans les yeux.



Il est 10h, temps de rentrer au centre Thabarwa.
Je remonte dans le tuk-tuk, il faut y caser les seaux, les volontaires, les paniers, les moines, et ah tiens aussi le « sleeping-baby » de la famille que j’aide en cuisine au centre parallèlement (famille dans laquelle les rôles sont plus facilement compréhensibles que les prénoms). Le sleeping-baby… va savoir ce qu’il fait là. 
Et c’est avec mes bras en guise de siège-bébé qu’il passera l’horrible trajet bosselé du retour… à dormir évidemment.


Les seaux remplis d’un bout d’assiette de quelques quartiers de Yangon nourriront à midi 500 personnes parmi les 2500 enfants, moines, rêveurs maladifs, parents, affaiblis, nonnes, béquillards, étrangers, amputés physiques, amputés moraux, bébés propres, vieux, chauffeurs, alcool-passionnés, bébés sales qui sentent quand même bon le bébé, contempleurs professionnels, enseignants, bruyants involontaires, malheureux et bienheureux… qui sont nourris, logés et soignés gratuitement au centre Thabarwa, sans aucune condition.


J'ai pris une belle leçon de cuisine en regardant le défilé des recettes passées pendant 2 h dans mes 6 tupperwares. Et une sacrée leçon d'humanité.



Le Myanmar est un pays de beaucoup de choses.
C'est un pays sacrément sacré, 
Un pays en jupe, 
Un pays à la peau de bois, à la fraîcheur spontanée, à l’accueil démesuré, 
Le pays des crachats rouges, des klaxons en amazone, du thé en illimité, 
Un pays qui contemple le temps et qui regarde le soleil dans les yeux.
Et c'est surtout un pays qui peut être fier de porter ses 6 petits bacs.



6 commentaires:

  1. Et alors, t'as tout digéré ? ;-)
    ça a l'air technique comme procession.
    T'as des photos magnifiques ma petite. Le lever de soleil avec les montgolfières et Vincent en route en vélo pour les temples bouddhistes, tewib !

    Bibi

    Léoche

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    1. Merci Leoche!
      la digestion... en fait c'est la partie la plus compliquée de l'histoire justement! Du coup faut que j'en fasse un article spécifique ;)

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  2. Ça va âtre dur de rentrer dans un pays de replis, de compétition, de rejet de l'autre... Stop le pessimisme... réjouissons nous avec tes beaux textes et tes belles images un jour peut-être on pourra s'en inspirer ! Renée

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  3. magnifique, beau partage de voyage, belles photos, beaux rêves. Agenor.

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  4. Leslie. Prise par la vie débordée débordée occidentale,je n'avais pas pris le temps d'aller sur ton blog. Mais cette porte que nous tu nous ouvre vers le monde sera pour moi un petite bulle d'oxygène... merci pour ces photos magnifiques et les descriptions sans concessions et faux semblants. Nathalie ta collègue de Lyon

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  5. Leslie. Prise par la vie débordée débordée occidentale,je n'avais pas pris le temps d'aller sur ton blog. Mais cette porte que nous tu nous ouvre vers le monde sera pour moi un petite bulle d'oxygène... merci pour ces photos magnifiques et les descriptions sans concessions et faux semblants. Nathalie ta collègue de Lyon

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