vendredi 8 juillet 2016

Chiang Rai, à vue de nez

Il est 16h. J’ai faim.

D’après le plan et mon interprétation, la prochaine à gauche abrite certainement un des plus beaux trésors couverts du Nord de la Thaïlande.
Je presse le pas.
Ça y est, à gauche toute. Sur le trottoir droit, j’aperçois la pointe dorée du temple. LE temple de la ville. CELUI à ne pas manquer. Il a mérité ses Trois bonhommes au Guide du Touristard.
La pointe annonce déjà la démesure de l’édifice, c’est fou de faire des temples pareils.
Je le dépasse sans même avoir conscience de ma réflexion habituelle sur les temples, les bouddhas qui gardent l’entrée, les trucs dorés, les bouddhas d’intérieur, les cloches, les tongs à enlever et les épaules à couvrir qui vont avec. Je n’en verrai pas plus que la pointe de ce temple. Et c’est aussi bien comme ça.


Je viens d’arriver à Chiang Rai. L’auberge-recommandée-Guide-du-Touristard « adresse sympathique et routarde » n’est, à ma grande surprise, pas blindée de Français qui suivent plus ou moins la même route en pensant faire un voyage unique. Ça m’évitera de répondre poliment aux questions désintéressées des voyageurs compétiteurs, c’est déjà ça.
Mais oui… on est passé en saison basse. Déjà. J’ai plus la notion des jours.
Quel jour on est au fait ? Ça, c’est cliché… Mais c’est vrai. Allez plouf, plouf, vendredi. Ou samedi.
Dimanche. Déjà.

Du coup, je suis seule. Et aujourd’hui, j’adore ça.

Je presse le pas. Le bâtiment défraichi ne paie pas de mine mais j’espère que le Guide du Touristard ne me mentira pas une 2nde fois, et qu’un immense terrain de jeux pour moi se cache là-dedans.

Je me fraie un chemin entre la forêt de Tuk-tuks, passants, taxis, bus qui bouchent négligemment l’entrée d’un tel temple aux milles merveilles, dont personne ne semble prendre conscience de la richesse de la collection qu’il renferme. Peut-être qu’elle ne parle qu’à moi cette collection. Sûrement. Dommage pour eux.
L’avantage des passions peu communes, c’est qu’on ne vous fait pas payer l’entrée.

Je passe les arcades sales et usées, et entre à l’intérieur. C’est parti.


Ça sent le cuir bas de gamme.
Ça, je ne m’y attendais pas. Mais ça me va, je prends.


Je dépasse les étals de faux sacs à main bon marché et laisse le hasard olfactif me guider dans le bâtiment labyrinthique.

Le plastique neuf.
Une seule odeur pour la multitude de couleurs fluo de la montagne de cagettes, assiettes, pistolets-à-eau, petits bacs, tapettes-à-mouches, couches, moyens bacs, bols, grands bacs, balais à chiottes, tupperwares, pailles, paniers, pinces-à-linge, du même étal que je dépasse assez rapidement.



L'art asiatique de s'affranchir du lien logique entre les choses


Je prends, je sens, j’imprime, j’ajoute à ma collection préférée. Ma collection d’odeurs.

Le Guide du Touristard n’a pas menti, le marché couvert de Chaing Rai est immense. Je n’arrive même pas à voir l’autre bout du bâtiment.


L’odeur dominante putride du Durian annonce la collection « Fruits et légumes ». Je suis probablement une des seules à aimer l’odeur du Durian - mélange de fromage macéré et de pieds -, c’est celle des marchés asiatiques.
Ça a le goût et la texture du camembert.
Dragon Fruit, pastèques, fruits inconnus 1, mangoustans, papayes, citrons verts, litchis, melons blancs, bananes, fruits inconnus 2, ananas, ramboutans, mangues vertes, pommes de rose, mangues mûres, tamarins, fruits inconnus 3, longanes, noix de coco fraîches, l’éventail olfactif défile trop vite.

Décapiteur de noix de coco


Le dragon fruit, c’est la Starpouf des fruits asiatiques. Tape-à–l’œil avec ses écailles roses pétantes, et sa chair blanc pur à grains noirs, il est décevant de fadeur et sans saveur. C’est quand même mon petit préféré.
Un « No thanks » usuel à la découpeuse-de-fruits-metteuse-en-sachet de rue, qui va avec tout bon stand fruitier qui se respecte.
Découpeuse-de-fruit-metteuse-en-sachet de rue, Bangkok

Je change de pièce dans le musée des odeurs.

Le placard renfermé. Pour moi, c’est l’odeur annonciatrice des noix sèches.
Amandes, cacahuètes à ouvrir, noix de cajou, cacahuètes ouvertes, natures, salées, crues, grillées. En sachets, y en a pour tous les poids, prix, tailles, tant que ça reste approximatif.
Je prends, j’ajoute, j’imprime.

J’enchaîne. La visite ne me laisse pas de répit, l’arôme des vieux livres vient immédiatement couvrir celui de l’amande grillée.
Les marchés d’Asie, ou l’art de passer naturellement des coques à l’âme.

Guides du routard périmés, coloriages, bouquins usés, magazines faussement neufs, en thaï encyclopédies raturées, en anglais, journaux attardés, matériel scolaire et livres de chevet.
De l’utile et de l’agréable. Du futile et de l’admirable.
Ça sent l’antique poussiéreux et la feuille jaunâtre gondolée.

Marché couvert, Chiang Mai


Brrr. Un frisson olfactif d’Occident me surprend en croisant une femme « Seigneur des anneaux ». Tiens ça faisait longtemps. Elle partage le même parfum que la femme devant moi au cinéma quelques années en arrière, parfum qui en est devenu mon odeur officielle du film.

J’ai une mémoire olfactive.
C’est pas hyper utile dans la vie, et j’ai lu un jour dans l’analyse statistique d’un site aux sources scientifiques douteuses, que c’était signe d’instabilité psychologique. (Ne jamais regarder ce genre de chose sur internet.)
A chaque situation son odeur, et à chaque odeur, la mémoire d’une situation.

Marché couvert, Chiang Mai


Sans plus de transition logique, on passe au parfum de la foire de Scarborough, version Chiang Rai.
Parsley, Sage, Rosemary and Thyme.
Avec Basilic thaï, laurier, aneth, menthe, et… Coriandre évidemment.

La coriandre, fil vert des salades de papayes vertes, soupes de nouilles, riz frits aux légumes, pad thaïs, currys, poulets sautés, émincé de porc et légumes frits à texture parfaite.
C’est le goût du nez des chefs d’œuvre culinaires pas chers thaïs. On apprend à t’aimer ou on arrête de manger.

Le pad thaï, c’est un fourre-tout de nouilles de riz et légumes sautées, graines germées, herbes fraiches, et débris de cacahuètes on top. C’est la star des plats de rue, déclinée en version poulet, fruits de mer, porc, œufs, crevettes, végétarien. Chacun le fait à sa sauce, soja, poisson cru, aigre douce, mais juré craché, chez moi, c’est la recette authentique my friend.
Parait que c’est un truc inventé pour les touristes. Je m’en fous c’est bon, et c’est surtout le référentiel financier officiel de ma vie nomade thaïlandaise. Au-delà de 40 bahts (1 euro), même pas en rêve je rentre dans ton resto.

Je me décompose. Je l’ai pas vu venir… Je viens de tomber sur LA pièce maîtresse de la collection du musée-marché de Chiang Rai, coincée entre un stand de pâtisseries au riz fluo-multicolores et un stand pharmaceutique (agréé, sans aucun doute).
La Joconde des marchés thaïs

La fleur orange et blanche. La fleur bouddhique que les Thaïs mettent en couronne pour offrande. Buddha ne peut pas être plus gâté, c’est une des meilleures odeurs du monde, celle d’un jasmin frais vanillé et caramélisé, qui diffuse à des kilomètres.
C’est le genre d’odeur qui fait stopper net et ne penser à rien d’autre qu’au bonheur qu’elle procure.

Le kitsch asiatique jusqu'au bout de ses pâtisseries...
... et de ses boissons...
... et de ses boissons plouf-plouf, sauf si vous savez lire le thaï.


17h00. J’ai faim.

Je passe rapidement dans les effluves renfermées des vieux tissus, dégagées par les sacs, gilets et porte-clés à pompons et trousses, multicolores à rose dominant, marque de l’artisanat local nord- thaïlandais. Ils ont le toucher de leur odeur : le rêche du mauvais tapis.

Artisanat nord-thaïlandais


Je prends une petite allée à droite. Les étals se font plus vides, l’odeur nauséabonde de l’eau stagnante reprend ses droits.
Un rat traverse devant mes pieds. Salut.

L’intuition a été bonne.
J’entre dans la sphère odorante des fritures. La collection centrale du musée n’est pas loin.
La pièce suivante est immense et à la hauteur de mes attentes. Une fourmilière de trésors culinaires à consommation immédiate. Le plus dur va être de choisir.

Marché couvert, Nord Thailande

Petit sachet surprise sur nappe puzzle 



Ça sent la citronnelle chaude parfumée à la feuille de laurier. Une Tom Yam Soup à vous enflammer papilles, bouche, nez et gorge, dans la marmite fumante du premier stand, sans aucun doute.

L’odeur légèrement vinaigrée du mélange amidon - poisson cru, plus ou moins frais. C’est l’odeur et la saveur de mes soirées « allez je m’offre un plat occidental » : les sushis.

L’odeur brulante du mélange huile - sauce soja sur feu vif, pour nouilles de riz ou légumes crus-cuits.



Le choix à la couleur et surtout au hasard, pas de menu

Tom Yam Soup, à la citronelle
Salade de papaye verte


Ca à l'air bon ? Ingrédient principal : d’œufs de fourmis. Et c'était... pas mal.


La salle-fourmilière grouille au son de tintements de vaisselle en porcelaine, du brouhaha thaï, de l’engloutissement des noodle soups, de l’embrasement des woks et des racoleurs de barbecue.

Le barbecue… L’Asie, quand ça ne sent pas l’eau stagnante goût macadam à la sauce soja, ça sent la fumée.
Ça sent les mauvais barbecues annonceurs des beaux jours de ma Provence adoptive.

Ça sent le bois grillé parfumé au calamar, brochettes de poisson, poulet laqué, saucisses, crevettes piquantes et poulpes prédécoupés.
Et surtout l’odeur popcorn brulé des épis de maïs entier à manger à la main.

Barbecue de rue, Bangkok
Barbecue marin de rue, Chiang Mai


Même la nature sent la fumée. C’est la saison des feux volontaires, la saison du ciel opaque et de l’atmosphère pesante sous la chaleur écrasante.


Mais s’il y a bien une odeur qui concurrence celle de la fumée, c’est celle de la friture. C’est l’odeur de base.
Et d’ailleurs aujourd’hui, je tente ça :

En bain de friture évidemment. Le stand est classique, mini cabanon transportable en scooter, la base. La communication est gestuelle. Et je regrette d’avance mon pouce fièrement levé quand je vois la cuisinière arroser généreusement ma brochette de sauce pimentée. J’aurais dû la demander à part…

Ici, on rigole pas avec les piments. Je suis arrivée en Asie, il y a maintenant 2 mois et demi.
J’ai refusé tout ce qui était pimenté.
Puis j’ai goûté.
Et j’ai pleuré.
La bouche en feu, les yeux en larmes, incapable de comprendre pourquoi gâcher de la si bonne cuisine en l’enflammant inutilement.
Puis j’ai regoûté, un peu plus.
Et j’ai repleuré, un peu moins.
Et mon palais a commencé à comprendre.
Mais sa formation complète a été faite par Jira Guesthouse, auberge dans laquelle j’ai passé un mois, sous régime excellentissimement pimenté.
Au fil de mon séjour, j’ai vu la magie culinaire « spécial Jira » opérer sur tout le monde :



Même habituée, c’est la bouche merveilleusement enflammée que je reprends ma visite du patrimoine olfactif du marché de Chang Rai.

Le plastique trop neuf. Un tas de tongs Havanaias made in Thaïlande, cheap cheap mais authentique my friend, malgré les fautes d’orthographe sur le propre nom de la marque. On fera semblant de ne pas avoir vu.

Je n’achèterai rien au stand suivant. Mais je m’y arrête à chaque fois, la mine faussement intéressée pour étudier chaque pièce en détail. Les savons artisanaux du Nord de la Thaïlande.
Coco, jasmin, melon, vanille, avocat, miel, pastèque, maïs… L’odeur intacte, en version sucrée colorée. Un jour, promis Leslie, je m’en ferai cadeau…

J’approche d’une sortie. Le labyrinthe odorant m’a déboussolée, aucune idée de l’endroit où je me trouve maintenant.
La fumée et la friture se concurrencent dehors.
Mais la fumée a le goût de marron grillé. Les cacahuètes en coques au barbecue, une belle invention asiatique. Ça a le goût et la texture d’une purée de châtaigne chaude à pointe d’arachide. 20 bahts la boîte de conserve (verre mesureur officiel).

Les cacahuètes-marrons-chauds 


J’ai perdu la mienne d’odeur.
Elle varie au gré des échantillons de savons et de shampoings bon marché des auberges, des lessives des laveuses de rue et surtout des additifs parfumés de mes anti-moustiques.


J’ai troqué l’odeur de bouquet garni sec de la Provence contre celle de la fumée frite à la sauce soja d’Asie.
J’ai troqué le parfum recherché et personnel de mes copines contre celui basique et universel de la sueur des voyageurs en transit.
Et j’ai troqué l’odeur de poulet grillé - frites des marchés ordonnés bien d’chez nous contre l’infinité de parfums des marchés bordéliques thaïs.



Ben oui si personne n'achète... pourquoi pas

Des brochettes, des brochettes et des brochettes

Plancha de crêpes à la noix coco


Pas de mieux, pas de moins bien. Je prends tout.

Je suis fatiguée. Sentir, imprimer, mémoriser, seul moyen de garder quelques échantillons souvenirs… en espérant que ma nouvelle collection ne flétrisse pas avec le temps et les autres pièces qui lui seront apportées.
Inventeur de l’appareil à photographier les odeurs, je t’attends de nez ferme !


NB : le voyageur qui pue, ça c’est pour alimenter le cliché, on peut être propre en voyage ! Un peu moins en van, mais on en reparlera…

2 commentaires:

  1. Bonjour Leslie,

    Raon aux Bois, il est 9h00,
    grand soleil, légère brise, j'arrive au bureau.
    Café, pipi, courrier, bref la routine...

    J'ouvre mes mails, et je découvre votre nouvel article.
    Des nouvelles d'Asie, c'est cool...

    Je visite Chiang Rai,
    votre récit est plein d'esprit, les photos sont magnifiques,
    waouh les couleurs, des tupperwares à la nappe puzzle, c'est vraiment excellent.
    Honnetement, vivement les mails odorants...
    parce que çà donne vraiment envie,
    A vue de nez, il est maintenant 10h00, pour moi ce sera brochettes et des crêpes à la noix de coco...

    Merci pour ces moments partagés avec nous.
    je m'en retourne le nez en l'air à mes éoliennes.
    Il est temps pour moi de mettre le nez dehors...

    Merci pour votre superbe article.
    Bon vent
    L.J

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  2. Encore un article super ma petite Less. On s'y croirait, tu as une mémoire incroyable. Terribles les jeux de mots :-).
    En plus tu manges des oeufs de fourmis, trop cinglée la meuf.
    Impatient d'en entendre plus sur l'hygiène dans les vans.

    Gros bécots.

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