Il est 16h.
J’ai faim.
D’après le
plan et mon interprétation, la prochaine à gauche abrite certainement un des
plus beaux trésors couverts du Nord de la Thaïlande.
Je presse le
pas.
Ça y est, à
gauche toute. Sur le trottoir droit, j’aperçois la pointe dorée du temple. LE
temple de la ville. CELUI à ne pas manquer. Il a mérité ses Trois bonhommes au Guide
du Touristard.
La pointe
annonce déjà la démesure de l’édifice, c’est fou de faire des temples pareils.
Je le
dépasse sans même avoir conscience de ma réflexion habituelle sur les temples,
les bouddhas qui gardent l’entrée, les trucs dorés, les bouddhas d’intérieur,
les cloches, les tongs à enlever et les épaules à couvrir qui vont avec. Je
n’en verrai pas plus que la pointe de ce temple. Et c’est aussi bien comme ça.
Je viens d’arriver
à Chiang Rai. L’auberge-recommandée-Guide-du-Touristard « adresse
sympathique et routarde » n’est, à ma grande surprise, pas blindée de Français qui suivent plus ou moins la même route en pensant faire un voyage
unique. Ça m’évitera de répondre poliment aux questions désintéressées des
voyageurs compétiteurs, c’est déjà ça.
Mais oui… on
est passé en saison basse. Déjà. J’ai plus la notion des jours.
Quel jour on
est au fait ? Ça, c’est cliché… Mais c’est vrai. Allez plouf, plouf,
vendredi. Ou samedi.
…
Dimanche. Déjà.
Du coup, je
suis seule. Et aujourd’hui, j’adore ça.
Je presse le
pas. Le bâtiment défraichi ne paie pas de mine mais j’espère que le Guide du Touristard
ne me mentira pas une 2nde fois, et qu’un immense terrain de jeux
pour moi se cache là-dedans.
Je me fraie
un chemin entre la forêt de Tuk-tuks, passants, taxis, bus qui bouchent
négligemment l’entrée d’un tel temple aux milles merveilles, dont personne ne
semble prendre conscience de la richesse de la collection qu’il renferme.
Peut-être qu’elle ne parle qu’à moi cette collection. Sûrement. Dommage pour
eux.
L’avantage
des passions peu communes, c’est qu’on ne vous fait pas payer l’entrée.
Je passe les
arcades sales et usées, et entre à l’intérieur. C’est parti.
Ça sent le cuir
bas de gamme.
Ça, je ne
m’y attendais pas. Mais ça me va, je prends.
Je dépasse
les étals de faux sacs à main bon marché et laisse le hasard olfactif me guider
dans le bâtiment labyrinthique.
Le plastique
neuf.
Une seule
odeur pour la multitude de couleurs fluo de la montagne de cagettes, assiettes,
pistolets-à-eau, petits bacs, tapettes-à-mouches, couches, moyens bacs, bols,
grands bacs, balais à chiottes, tupperwares, pailles, paniers, pinces-à-linge,
du même étal que je dépasse assez rapidement.
Je prends,
je sens, j’imprime, j’ajoute à ma collection préférée. Ma collection d’odeurs.
Le Guide du
Touristard n’a pas menti, le marché couvert de Chaing Rai est immense. Je
n’arrive même pas à voir l’autre bout du bâtiment.
L’odeur
dominante putride du Durian annonce la collection « Fruits et
légumes ». Je suis probablement une des seules à aimer l’odeur du Durian -
mélange de fromage macéré et de pieds -, c’est celle des marchés asiatiques.
Ça a le goût
et la texture du camembert.
Dragon
Fruit, pastèques, fruits inconnus 1, mangoustans, papayes, citrons verts,
litchis, melons blancs, bananes, fruits inconnus 2, ananas, ramboutans, mangues
vertes, pommes de rose, mangues mûres, tamarins, fruits inconnus 3, longanes,
noix de coco fraîches, l’éventail olfactif défile trop vite.
Le dragon
fruit, c’est la Starpouf des fruits asiatiques. Tape-à–l’œil avec ses écailles
roses pétantes, et sa chair blanc pur à grains noirs, il est décevant de fadeur
et sans saveur. C’est quand même mon petit préféré.
Un « No
thanks » usuel à la découpeuse-de-fruits-metteuse-en-sachet de rue, qui va
avec tout bon stand fruitier qui se respecte.
Je change de
pièce dans le musée des odeurs.
Le placard
renfermé. Pour moi, c’est l’odeur annonciatrice des noix sèches.
Amandes,
cacahuètes à ouvrir, noix de cajou, cacahuètes ouvertes, natures, salées,
crues, grillées. En sachets, y en a pour tous les poids, prix, tailles, tant
que ça reste approximatif.
Je prends,
j’ajoute, j’imprime.
J’enchaîne. La
visite ne me laisse pas de répit, l’arôme des vieux livres vient immédiatement
couvrir celui de l’amande grillée.
Les marchés
d’Asie, ou l’art de passer naturellement des coques à l’âme.
Guides du
routard périmés, coloriages, bouquins usés, magazines faussement neufs, en thaï
encyclopédies raturées, en anglais, journaux attardés, matériel scolaire et
livres de chevet.
De l’utile
et de l’agréable. Du futile et de l’admirable.
Ça sent
l’antique poussiéreux et la feuille jaunâtre gondolée.
Brrr. Un
frisson olfactif d’Occident me surprend en croisant une femme « Seigneur
des anneaux ». Tiens ça faisait longtemps. Elle partage le même parfum que
la femme devant moi au cinéma quelques années en arrière, parfum qui en est
devenu mon odeur officielle du film.
J’ai une
mémoire olfactive.
C’est pas
hyper utile dans la vie, et j’ai lu un jour dans l’analyse statistique d’un
site aux sources scientifiques douteuses, que c’était signe d’instabilité
psychologique. (Ne jamais regarder ce genre de chose sur internet.)
A chaque
situation son odeur, et à chaque odeur, la mémoire d’une situation.
Sans plus de
transition logique, on passe au parfum de la foire de Scarborough, version
Chiang Rai.
Parsley,
Sage, Rosemary and Thyme.
Avec Basilic thaï, laurier, aneth, menthe, et… Coriandre évidemment.
La coriandre, fil vert des salades de papayes vertes, soupes de nouilles, riz frits aux légumes, pad thaïs, currys, poulets sautés, émincé de porc et légumes frits à texture parfaite.
Avec Basilic thaï, laurier, aneth, menthe, et… Coriandre évidemment.
La coriandre, fil vert des salades de papayes vertes, soupes de nouilles, riz frits aux légumes, pad thaïs, currys, poulets sautés, émincé de porc et légumes frits à texture parfaite.
C’est le
goût du nez des chefs d’œuvre culinaires pas chers thaïs. On apprend à t’aimer
ou on arrête de manger.
Le pad thaï,
c’est un fourre-tout de nouilles de riz et légumes sautées, graines germées,
herbes fraiches, et débris de cacahuètes on top. C’est la star des plats de rue,
déclinée en version poulet, fruits de mer, porc, œufs, crevettes, végétarien.
Chacun le fait à sa sauce, soja, poisson cru, aigre douce, mais juré craché, chez moi, c’est
la recette authentique my friend.
Parait que
c’est un truc inventé pour les touristes. Je m’en fous c’est bon, et c’est
surtout le référentiel financier officiel de ma vie nomade thaïlandaise.
Au-delà de 40 bahts (1 euro), même pas en rêve je rentre dans ton resto.
Je me
décompose. Je l’ai pas vu venir… Je viens de tomber sur LA pièce maîtresse de
la collection du musée-marché de Chiang Rai, coincée entre un stand de
pâtisseries au riz fluo-multicolores et un stand pharmaceutique (agréé, sans
aucun doute).
La Joconde des marchés thaïs |
La fleur
orange et blanche. La fleur bouddhique que les Thaïs mettent en couronne pour
offrande. Buddha ne peut pas être plus gâté, c’est une des meilleures odeurs du
monde, celle d’un jasmin frais vanillé et caramélisé, qui diffuse à des kilomètres.
C’est le
genre d’odeur qui fait stopper net et ne penser à rien d’autre qu’au bonheur
qu’elle procure.
Le kitsch asiatique jusqu'au bout de ses pâtisseries... |
... et de ses boissons... |
... et de ses boissons plouf-plouf, sauf si vous savez lire le thaï. |
17h00. J’ai
faim.
Je passe
rapidement dans les effluves renfermées des vieux tissus, dégagées par les
sacs, gilets et porte-clés à pompons et trousses, multicolores à rose dominant,
marque de l’artisanat local nord- thaïlandais. Ils ont le toucher de leur
odeur : le rêche du mauvais tapis.
Je prends
une petite allée à droite. Les étals se font plus vides, l’odeur nauséabonde de
l’eau stagnante reprend ses droits.
Un rat
traverse devant mes pieds. Salut.
L’intuition
a été bonne.
J’entre dans
la sphère odorante des fritures. La collection centrale du musée n’est pas
loin.
La pièce
suivante est immense et à la hauteur de mes attentes. Une fourmilière de
trésors culinaires à consommation immédiate. Le plus dur va être de choisir.
Marché couvert, Nord Thailande |
Petit sachet surprise sur nappe puzzle |
Ça sent la
citronnelle chaude parfumée à la feuille de laurier. Une Tom Yam Soup à vous
enflammer papilles, bouche, nez et gorge, dans la marmite fumante du premier
stand, sans aucun doute.
L’odeur
légèrement vinaigrée du mélange amidon - poisson cru, plus ou moins frais. C’est
l’odeur et la saveur de mes soirées « allez je m’offre un plat
occidental » : les sushis.
L’odeur
brulante du mélange huile - sauce soja sur feu vif, pour nouilles de riz ou
légumes crus-cuits.
Le choix à la couleur et surtout au hasard, pas de menu |
Tom Yam Soup, à la citronelle |
Salade de papaye verte |
Ca à l'air bon ? Ingrédient principal : d’œufs de fourmis. Et c'était... pas mal. |
La
salle-fourmilière grouille au son de tintements de vaisselle en porcelaine, du
brouhaha thaï, de l’engloutissement des noodle soups, de l’embrasement des woks
et des racoleurs de barbecue.
Le barbecue…
L’Asie, quand ça ne sent pas l’eau stagnante goût macadam à la sauce soja, ça
sent la fumée.
Ça sent les
mauvais barbecues annonceurs des beaux jours de ma Provence adoptive.
Ça sent le
bois grillé parfumé au calamar, brochettes de poisson, poulet laqué, saucisses,
crevettes piquantes et poulpes prédécoupés.
Et surtout
l’odeur popcorn brulé des épis de maïs entier à manger à la main.
Même la
nature sent la fumée. C’est la saison des feux volontaires, la saison du ciel
opaque et de l’atmosphère pesante sous la chaleur écrasante.
Mais s’il y a bien une odeur qui concurrence celle de la fumée, c’est celle de la friture.
C’est l’odeur de base.
Et
d’ailleurs aujourd’hui, je tente ça :
En bain de friture évidemment. Le stand est classique, mini cabanon transportable en scooter, la base. La communication est gestuelle. Et je regrette d’avance mon pouce fièrement levé quand je vois la cuisinière arroser généreusement ma brochette de sauce pimentée. J’aurais dû la demander à part…
En bain de friture évidemment. Le stand est classique, mini cabanon transportable en scooter, la base. La communication est gestuelle. Et je regrette d’avance mon pouce fièrement levé quand je vois la cuisinière arroser généreusement ma brochette de sauce pimentée. J’aurais dû la demander à part…
Ici, on rigole
pas avec les piments. Je suis arrivée en Asie, il y a maintenant 2 mois et
demi.
J’ai refusé
tout ce qui était pimenté.
Puis j’ai
goûté.
Et j’ai
pleuré.
La bouche en
feu, les yeux en larmes, incapable de comprendre pourquoi gâcher de la si bonne
cuisine en l’enflammant inutilement.
Puis j’ai
regoûté, un peu plus.
Et j’ai
repleuré, un peu moins.
Et mon
palais a commencé à comprendre.
Mais sa
formation complète a été faite par Jira Guesthouse, auberge dans laquelle j’ai
passé un mois, sous régime excellentissimement pimenté.
Au fil de
mon séjour, j’ai vu la magie culinaire « spécial Jira » opérer sur
tout le monde :
Même
habituée, c’est la bouche merveilleusement enflammée que je reprends ma visite
du patrimoine olfactif du marché de Chang Rai.
Le plastique
trop neuf. Un tas de tongs Havanaias made in Thaïlande, cheap cheap mais authentique my
friend, malgré les fautes d’orthographe sur le propre nom de la marque. On fera
semblant de ne pas avoir vu.
Je
n’achèterai rien au stand suivant. Mais je m’y arrête à chaque fois, la mine
faussement intéressée pour étudier chaque pièce en détail. Les savons
artisanaux du Nord de la Thaïlande.
Coco,
jasmin, melon, vanille, avocat, miel, pastèque, maïs… L’odeur intacte, en
version sucrée colorée. Un jour, promis Leslie, je m’en ferai cadeau…
J’approche
d’une sortie. Le labyrinthe odorant m’a déboussolée, aucune idée de l’endroit
où je me trouve maintenant.
La fumée et
la friture se concurrencent dehors.
Mais la
fumée a le goût de marron grillé. Les cacahuètes en coques au barbecue, une
belle invention asiatique. Ça a le goût et la texture d’une purée de châtaigne
chaude à pointe d’arachide. 20 bahts la boîte de conserve (verre mesureur
officiel).
J’ai perdu
la mienne d’odeur.
Elle varie
au gré des échantillons de savons et de shampoings bon marché des auberges, des
lessives des laveuses de rue et surtout des additifs parfumés de mes anti-moustiques.
J’ai troqué
l’odeur de bouquet garni sec de la Provence contre celle de la fumée frite à la
sauce soja d’Asie.
J’ai troqué
le parfum recherché et personnel de mes copines contre celui basique et
universel de la sueur des voyageurs en transit.
Et j’ai
troqué l’odeur de poulet grillé - frites des marchés ordonnés bien d’chez nous
contre l’infinité de parfums des marchés bordéliques thaïs.
Ben oui si personne n'achète... pourquoi pas |
Des brochettes, des brochettes et des brochettes |
Plancha de crêpes à la noix coco |
Pas de
mieux, pas de moins bien. Je prends tout.
Je suis
fatiguée. Sentir, imprimer, mémoriser, seul moyen de garder quelques
échantillons souvenirs… en espérant que ma nouvelle collection ne flétrisse pas
avec le temps et les autres pièces qui lui seront apportées.
Inventeur de
l’appareil à photographier les odeurs, je t’attends de nez ferme !
NB : le
voyageur qui pue, ça c’est pour alimenter le cliché, on peut être propre en
voyage ! Un peu moins en van, mais on en reparlera…
Bonjour Leslie,
RépondreSupprimerRaon aux Bois, il est 9h00,
grand soleil, légère brise, j'arrive au bureau.
Café, pipi, courrier, bref la routine...
J'ouvre mes mails, et je découvre votre nouvel article.
Des nouvelles d'Asie, c'est cool...
Je visite Chiang Rai,
votre récit est plein d'esprit, les photos sont magnifiques,
waouh les couleurs, des tupperwares à la nappe puzzle, c'est vraiment excellent.
Honnetement, vivement les mails odorants...
parce que çà donne vraiment envie,
A vue de nez, il est maintenant 10h00, pour moi ce sera brochettes et des crêpes à la noix de coco...
Merci pour ces moments partagés avec nous.
je m'en retourne le nez en l'air à mes éoliennes.
Il est temps pour moi de mettre le nez dehors...
Merci pour votre superbe article.
Bon vent
L.J
Encore un article super ma petite Less. On s'y croirait, tu as une mémoire incroyable. Terribles les jeux de mots :-).
RépondreSupprimerEn plus tu manges des oeufs de fourmis, trop cinglée la meuf.
Impatient d'en entendre plus sur l'hygiène dans les vans.
Gros bécots.