lundi 11 avril 2016

Le Puzzle Sacré de Thanlyin

Un puzzle, au départ, c’est un gros tas informe. Pas trop d’idée de ce que ça va donner à la fin.
Seule information communiquée avant assemblage des pièces : « Centre Thabarwa. C’est un monastère où tu peux apprendre la méditation, nourrie, logée, en échange d’aider les moines. Quartier de Thanlyin, près de Yangon, Myanmar. »


OK, je joue. On y va. Pièce par pièce. 
En espérant avoir une belle image à la fin.


Avant tout, il y a l’Inconnue à Suivre.
Celle qui doit avoir une 20 aine d’années et qui a pris le même bus de ville que moi pour le quartier de Thanlyin.
Celle qui a dû repérer l’adresse du centre griffonnée en birman dans un coin de mon carnet.
Celle qui, quand le bus ne s’est pas arrêté au bon arrêt, m’a attendue à la sortie.
Celle qui attrapé mon bras et ne m’a pas lâchée pendant 20 min de marche silencieuses entrecoupées de « Walking, OK ? ».
Celle qui a ensuite négocié qu’un scooter m’emmène jusqu’à l’adresse griffonnée en birman dans un coin de mon carnet.
Celle qui est repartie, avec un grand sourire et sans un mot.

Puis, il y a les Nonnes qui Lient.
Les deux occidentales. Pièces-Cordon entre les volontaires étrangers et le reste du monde Thabarwa de Thanlyin. Elles tentent d’apporter un semblant d’organisation à ce fonctionnement mystérieux, mais répondent à la redoutable question « Qu’est-ce que je peux faire ici ? » par… « ce que vous pouvez… ». 
Elles prennent le temps qu’elles n’ont pourtant pas pour nous transmettre les arts de la médiation et répondre à nos questions européennement décalées.

Ensuite, il y a le Vilain Petit Canin.
Le  beige. Le bouc émissaire des chiens lépreux errants, pièces envahisseuses physiques et sonores du monde Thabarwa de Thanlyin. Il trouve réconfort auprès de tout bon Volontaire Etranger qui se respecte. Moi j’aime pas les chiens, rejetés ou pas. Et devinez vers qui il vient quémander en premier…

Crédits Photo : Nathan Berry


Il y a la File Nourricière.
File dans laquelle j’ai trouvé mon premier « ce que vous pouvez » : Une procession de moines, des bacs, des paniers, des volontaires, des bols, un quartier, un mégaphone, des habitants, tout et n’importe quoi mais beaucoup de riz cuit. Hop, 500 bouches du centre nourries. Et quelques estomacs d’initiés mis à rude épreuve.

Crédits photo : Thabarwa Center
Crédits photo : Jessica Hartley 
Crédits photo : Jessica Hartley


Il y a le Japonais Cannilépreux-phobe.
En fait je pense pas qu’il soit japonais. Mais si on me demandait d’imaginer une tête de japonais méchant, ce serait exactement la sienne. Il déambule avec son bâton et son air froncé entre la cantine du matin et la Cooking Kitchen, à la recherche de quelques chiens lépreux sur qui affirmer sa domination.

Crédits photo : Jessica Hartley

La Cooking Kitchen, c’est ma planque. Une cuisine de plein air d’on-ne-sait-pas-qui, lieu de travail de la Cooking Family, elle-même composée d’une 15aine de membres permanents et 5-7 membres volatiles, allant de 3 mois à 80 ans. En fait, je crois que c’est pas vraiment une famille au sens génétique du terme.
J’y ai troqué mon diplôme d’ingénieur contre un tablier imaginaire. Ici, on est crade et on s’en fout.
Pas de secret, ici comme partout, les étrangers c’est en bas de l’échelle : OK pour éplucher, laver, couper, râper, tailler, émincer. Mais exactement comme on t’a montré. Et… toucher aux sacro-saintes épices… ahaha, fais tes preuves d’abord.
J’y ai trouvé des cours de cuisine birmane, une famille de rechange et le plus délicieux des « ce que vous pouvez ».

Il y a la Tranchée Allemande.
Thomas, pièce-collègue allemande, solidaire des tranchages de 20aines de citrouilles journalières. Il maîtrise parfaitement l’art de l’ironie sur les femmes de la Cooking Kitchen. Et comme l’ironie n’est pas universelle (et n’est pas encore arrivée au Myanmar), ça donne un cocktail savoureusement pimenté. 
Il est quand même en trop bonne position à mon goût à la course au chouchou étranger de la Cooking Family. 


Claire et Thomas à l'oeuvre dans la Cooking Kitchen


Ensuite, il y a l’Homme Qui Aime.
Il porte une mitaine à la main droite et reste assis devant la cantine du matin. Il se lève pour agripper la main des femmes, lancer un « I love you » les yeux dans les yeux, et bonne chance pour s’en libérer. J’ai appris à lui dire que je l’aime aussi. Mais de loin. Pour ma main.


Dans la Cooking Family, je voudrais la Génétrice Probable.
Mère génétique vraisemblable de quelques jeunes pièces de la Cooking Kitchen. Elle parle pas anglais mais sait charrier sans langue commune. Elle a décelé ma passion pour le mixage manuel des monstrueuses salades birmanes et me réserve toujours la tâche sacrée.




Ensuite il y a Mya-Mya.
Elle a un sourire parfaitement aligné et sent merveilleusement bon le bois fleuri. Pièce volontaire birmane responsable implicite en chef du dortoir féminin n°2, où elle vit parmi 10 filles à mille nationalités, en perpétuel renouvellement. Elle est fan de bonnes actions, de méditation et partira d’ici. Pour rejoindre sa fille en Nouvelle-Zélande. Un jour.

Dans la Cooking Family, je voudrais la Boss.
Respiration anglaise dans le flot agité birman dans lequel on est noyé en cuisine, elle maîtrise le vocabulaire basique culinaire. Boss de la Cooking-Kitchen-qui-n’est-pas-la-sienne, elle reste assise près du feu sacré et distribue les ordres en touillant les soupes.
Après deux semaines de dur labeur, elle m’a laissé doser les… épices ! Si !



Il y a l’Etranger à la Pierre et le Professeur, Ceux qui voient.
LE Professeur. Le n°2 du centre. Celui en face duquel je me suis retrouvée par hasard le lendemain de mon arrivée pour une entrevue privée avec un généreux donateur, détenteur d’une… pierre philosophale. Ouep, rien que ça.
J’ai regardé la scène ébahie, en me demandant comment j’avais bien pu me retrouver là, assise par terre parmi 5 autres personnes. Enfin, 5 personnes. Ou 6. Ou 5.333333.
Oui, parce qu’on a eu la visite d’un esprit.
(Alors comme ils n’étaient que 2 sur nous 6 à l’avoir vu, je sais pas trop si on doit le compter comme une personne ? comme 1/3 de personne ?)


Dans la Cooking Family, je voudrais le Crying Baby.
Elle pleure pour tous les autres enfants du pays. A 2 ans, elle est la preuve de l’universalité des comportements infantiles. Moi, j’ai passé une paire d’années à jouer à corriger des copies, Elle, commence déjà à s’imaginer commis de cuisine en chef.





Evidemment, à la fin de la scène qui a duré une bonne demi-heure, Crying baby s’est… coupée. Tenant son rôle à cœur, les grosses larmes rondes ont coulé à flot… les mains désespérément tendues vers la machette s'éloignant, qu’on lui a du coup confisquée.



Et il y a les Combattants Américains.
Jess. Le genre de personne avec qui on se sent bien instantanément. Brian, son mari, aux redoutables armes musicales. Leur « ce que vous pouvez » : lutte contre l’endormissement définitif avec flûte et guitare. Les armes américaines n'ont pas fini de faire pleurer le monde.
Crédits photo : Jessica Hartley



Crédits photo : Jessica Hartley


Crédits photo : Jessica Hartley


Il y a la Relou Involontaire.
Déjà il faut que je lui laisse la place où je suis assise. Tous les jours. Et blablabla 5 min de birman incompréhensible pour que je lui donne quelque chose à manger. Je prends sur moi. Et je finis par lui répondre (en français) qu’elle voit bien que j’ai rien à manger là ! et vas-y que je te prends ta bouteille pour boire ton eau bouchon par bouchon… Alors qu’on est A COTE de la fontaine d’eau, à potabilité conceptuelle.
J’admets complètement mon manque de tolérance, je sais bien qu'elle faire partie des pièces fragiles.
(Mauvais pour mon Karma, ça me perdra)

Dans la Cooking Family, je voudrais le Grand-Père.
Il n’a génétiquement pas de petits-enfants. En compensation, il passe ses journées dans la cuisine, à s’occuper des bébés des autres. Il chante des chansons et repère mes coups d’œil attendris pour placer fièrement des « stop crying, baby !», en anglais, s’il-vous-plaît !


Il y a Erika.
Avec elle, c’est donnant-donnant. Je lui fais voir du pays en échange d’un accompagnement discret. Pas de gâteau pour sa première bougie noire mais on s’en fout, cette année on fait des croix sur les traditions de toute façon !





Et il y a la Fille aux cacahuètes.
Vendeuse du mini shop, elle passe ses journées à remplir des mini-sachets avec une 20 aine de cacahuètes. Ou des mini-sachets d’une 20 aine de quarts de gousses d’ail grillé. Et à les refermer avec des agrafes. J’en achète exprès, même si il faut avouer que les quarts de gousses d’ail grillé, c’est pas terrible-terrible en fait.

Et il y a les Oratrices Canadiennes
Sahar et Claire. Leur "ce que vous pouvez" officiel : transmettre leur langue aux moineaux et nonnettes du centre. Leur "ce que vous pouvez" supplémentaire: corriger patiemment la mienne.

Claire et Sahar - Credits photo : Nathan Everett


Dans la Cooking Family, je voudrais le Drap du Plafond.
Dans la Cooking Kitchen, il y a une espèce de drap marron qui pend, attaché par les 4 coins au plafond. Un truc auquel je n’ai prêté absolument aucune attention pendant une bonne semaine. Jusqu’à ce que je rentre dedans accidentellement.
Oh punaise, mais c’est lourd dedans ! Oh punaise, mais il y a… un bébé ! Le Sleeping-Baby. 
En même temps, je pouvais savoir, il ne fait aucun bruit ! Enfin si, sauf quand le Drap « coule » et arrose le sol de la Cooking Kitchen (les couches ne sont pas d’utilisation courante ici)

La Boss, la Génitrice Probable, sa fille probable, et le Crying Baby... qui pleure


Et il y a la Chanteuse aux Pastèques Tranchées.  
Interprète officielle de la Watermelon Song.
Comme elle n’est pas disponible sur internet, je vous ai transcrit la partition. (Avec paroles phonétiques, certes. On fait ce qu’on peut, je parle pas birman)

Mais s’il faut vraiment que je fasse un effort de traduction , je dirais que c’est un truc du genre « fraîche, fraîîîîîîîche, la pastèèèèèèque » (traduction non officielle)
La chorégraphie est simple : déambuler dans l’ensemble des rues du centre Thabarwa de Thanlyin avec un plateau de morceaux de pastèques sur la tête en la chantant en boucle. 100 kyats la tranche.



Il y a le Moine-fondateur.
Pièce centrale du Puzzle de Thanlyin. Il me met mal à l’aise avec son expression dépourvue d’émotions. Il me fait peur, m’impressionne, et fait sans aucun doute partie de ce qu’on appelle les Grands Hommes de ce monde. Un jour, il a eu l’idée de construire un centre au concept simple : « Welcome to all », aidant ou aidé, vous serez nourris, logés, soignés gratuitement. Comment ? On sait pas encore mais venez, et on trouvera. D’une simplicité déconcertante.
Comme la plupart des belles idées, il est parti de rien.
Et contrairement à la plupart des belles idées, il l’a fait.


Source : Thabarwa Center




Voilà quelques pièces prises sans hasard parmi les 2500 qui composent le Puzzle Sacré de Thanlyin.
(Sacré parce qu’on est sur fond bien installé de bouddhisme mais surtout parce que ça en jette comme titre.)

Foot des moineaux - Crédits photo : Jessica Hartley

Hall de méditation principal - Crédits photo : Jessica Hartley

Une des jeunes pièces de la Cooking Kitchen - Crédits photo : Jessica Hartley
Soins d'acupuncture - Crédits photo : Jessica Hartley


Foot des moineaux - Crédits photo : Jessica Hartley


Quelques pièces prises sans hasard, de quoi donner une vague idée de ce centre, qui n’est absolument pas le monastère auquel je m’attendais mais plutôt une clinique-village à ciel ouvert où chacun est chaleureusement accueilli et introduit à la méditation, à condition d’y trouver son « ce que vous pouvez »qu’il soit construire sans argent, dormir dans le drap du plafond, ressembler à un japonais méchant, se faire nourrir, conduire des véhicules approximatifs, attendre que la vie passe, mixer des salades à la main, pleurer pour les autres enfants de son pays, agripper la main des femmes, chanter la watermelon song pour 100 kyats la tranche, enseigner aux orphelins ou boire des bouchons d’eau de ma bouteille.

Welcome to all.



3 commentaires:

  1. Super, t'as l'air très bien tombée dans ce centre ! Remuer une salade birmane à main nues ça doit valoir un 7a en tête non ? Et alors les méditations pour toi ça donne quoi depuis la "one hour standing" ?

    Bibi

    Léoche

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  2. Bonjour Leslie,
    Raon aux Bois, lundi, il est 9h, j'arrive au bureau. j'ouvre mon ordinateur en buvant un café, je vérifie mes mails et je vois votre nouvel article.
    En plus, il fait beau aujourd'hui, c'est cool la journée commence bien.
    Vraiment excellent, la découverte du Puzzle de Thanlyin.
    L'éventail des personnages présentés, allant de l'insolite au spirituel, en passant par l'inévitable "coupure de Crying baby" (j'avoue que des les premières images de la vidéo, je m'y attendais...).
    Magnifique article, l'un de mes préférés.
    Merci pour cette escale Birmane, qui m'a fait découvrir ce monastère insolite et son "ce que vous pouvez"...
    Je vous souhaite un bon voyage Leslie.
    Pour ma part, je vais retourner à mes mats, mes pales et mes rotors...
    Bon vent.
    L.J

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  3. Beaucoups d'émotions en lisant ton texte .merci pour toutes ces sensations, il nous manque malheureusement les odeurs .pleins e biz de la fare ou le printemps s'installe.

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