Un puzzle, au départ, c’est un gros tas informe. Pas trop d’idée de ce
que ça va donner à la fin.
Seule information communiquée avant assemblage des pièces :
« Centre Thabarwa. C’est un monastère où tu peux apprendre la méditation,
nourrie, logée, en échange d’aider les moines. Quartier de Thanlyin, près de
Yangon, Myanmar. »
OK, je joue. On y va. Pièce par pièce.
En espérant avoir une belle image à la fin.
En espérant avoir une belle image à la fin.
Celle qui doit avoir une 20 aine d’années et qui a pris le même bus de
ville que moi pour le quartier de Thanlyin.
Celle qui a dû repérer l’adresse du centre griffonnée en birman dans
un coin de mon carnet.
Celle qui, quand le bus ne s’est pas arrêté au bon arrêt, m’a attendue
à la sortie.
Celle qui attrapé mon bras et ne m’a pas lâchée pendant 20 min de
marche silencieuses entrecoupées de « Walking, OK ? ».
Celle qui a ensuite négocié qu’un scooter m’emmène jusqu’à l’adresse
griffonnée en birman dans un coin de mon carnet.
Celle qui est repartie, avec un grand sourire et sans un mot.
Puis, il y a les Nonnes qui Lient.
Les deux occidentales. Pièces-Cordon entre les volontaires étrangers et le
reste du monde Thabarwa de Thanlyin. Elles tentent d’apporter un semblant d’organisation
à ce fonctionnement mystérieux, mais répondent à la redoutable question
« Qu’est-ce que je peux faire ici ? » par… « ce que vous pouvez… ».
Elles prennent le temps qu’elles
n’ont pourtant pas pour nous transmettre les arts de la médiation et répondre à
nos questions européennement décalées.
Ensuite, il y a le Vilain Petit Canin.
Le beige. Le bouc émissaire des
chiens lépreux errants, pièces envahisseuses physiques et sonores du monde Thabarwa de
Thanlyin. Il trouve réconfort auprès de tout bon Volontaire Etranger qui se
respecte. Moi j’aime pas les chiens, rejetés ou pas. Et devinez vers qui il
vient quémander en premier…
Il y a la File Nourricière.
File dans laquelle j’ai trouvé mon premier « ce que vous
pouvez » : Une procession de moines, des bacs, des paniers, des
volontaires, des bols, un quartier, un mégaphone, des habitants, tout et
n’importe quoi mais beaucoup de riz cuit. Hop, 500 bouches du centre nourries.
Et quelques estomacs d’initiés mis à rude épreuve.
Il y a le Japonais Cannilépreux-phobe.
En fait je pense pas qu’il soit japonais. Mais si on me demandait
d’imaginer une tête de japonais méchant, ce serait exactement la sienne. Il
déambule avec son bâton et son air froncé entre la cantine du matin et la
Cooking Kitchen, à la recherche de quelques chiens lépreux sur qui affirmer sa
domination.
La Cooking Kitchen, c’est ma planque. Une cuisine de plein air
d’on-ne-sait-pas-qui, lieu de travail de la Cooking Family, elle-même composée
d’une 15aine de membres permanents et 5-7 membres volatiles, allant de 3 mois à
80 ans. En fait, je crois que c’est pas vraiment une famille au sens génétique
du terme.
J’y ai troqué mon diplôme d’ingénieur contre un tablier imaginaire. Ici,
on est crade et on s’en fout.
Pas de secret, ici comme partout, les étrangers c’est en bas de
l’échelle : OK pour éplucher, laver, couper, râper, tailler, émincer. Mais
exactement comme on t’a montré. Et… toucher aux sacro-saintes épices… ahaha,
fais tes preuves d’abord.
J’y ai trouvé des cours de cuisine birmane, une famille de rechange et
le plus délicieux des « ce que vous pouvez ».
Il y a la Tranchée Allemande.
Thomas, pièce-collègue allemande, solidaire des tranchages de 20aines de citrouilles
journalières. Il maîtrise parfaitement l’art de l’ironie sur les femmes de la Cooking Kitchen. Et comme l’ironie n’est
pas universelle (et n’est pas encore arrivée au Myanmar), ça donne un cocktail savoureusement pimenté.
Il est quand même en trop bonne position à mon goût à la course au chouchou étranger de la Cooking Family.
Il est quand même en trop bonne position à mon goût à la course au chouchou étranger de la Cooking Family.
Claire et Thomas à l'oeuvre dans la Cooking Kitchen |
Ensuite, il y a l’Homme Qui Aime.
Il porte une mitaine à la main droite et reste assis devant la cantine
du matin. Il se lève pour agripper la main des femmes, lancer un « I love
you » les yeux dans les yeux, et bonne chance pour s’en libérer. J’ai
appris à lui dire que je l’aime aussi. Mais de loin. Pour ma main.
Dans la Cooking Family, je voudrais la Génétrice Probable.
Mère génétique vraisemblable de quelques jeunes pièces de la Cooking
Kitchen. Elle parle pas anglais mais sait charrier sans langue commune. Elle a
décelé ma passion pour le mixage manuel des monstrueuses salades birmanes et me
réserve toujours la tâche sacrée.
Ensuite il y a Mya-Mya.
Elle a un sourire parfaitement aligné et sent merveilleusement bon le
bois fleuri. Pièce volontaire birmane responsable implicite en chef du dortoir
féminin n°2, où elle vit parmi 10 filles à mille nationalités, en perpétuel renouvellement.
Elle est fan de bonnes actions, de méditation et partira d’ici. Pour rejoindre
sa fille en Nouvelle-Zélande. Un jour.
Dans la Cooking Family, je voudrais la Boss.
Respiration anglaise dans le flot agité birman dans lequel on est noyé
en cuisine, elle maîtrise le vocabulaire basique culinaire. Boss de la Cooking-Kitchen-qui-n’est-pas-la-sienne,
elle reste assise près du feu sacré et distribue les ordres en touillant les
soupes.
Après deux semaines de dur labeur, elle m’a laissé doser les… épices ! Si !
Il y a
l’Etranger à la Pierre et le Professeur, Ceux qui voient.
LE Professeur. Le n°2 du centre. Celui en face duquel je me suis
retrouvée par hasard le lendemain de mon arrivée pour une entrevue privée avec
un généreux donateur, détenteur d’une… pierre philosophale. Ouep, rien que ça.
J’ai regardé la scène ébahie, en me demandant comment j’avais bien pu me
retrouver là, assise par terre parmi 5 autres personnes. Enfin, 5 personnes. Ou
6. Ou 5.333333.
Oui, parce qu’on a eu la visite d’un esprit.
(Alors comme ils n’étaient que 2 sur nous 6 à l’avoir vu, je sais pas
trop si on doit le compter comme une personne ? comme 1/3 de
personne ?)
Dans la Cooking Family, je voudrais le Crying Baby.
Elle pleure pour tous les autres enfants du pays. A 2 ans, elle est la
preuve de l’universalité des comportements infantiles. Moi, j’ai passé une
paire d’années à jouer à corriger des copies, Elle, commence déjà à s’imaginer
commis de cuisine en chef.
Evidemment, à la fin de la scène qui a duré une bonne demi-heure,
Crying baby s’est… coupée. Tenant son rôle à cœur, les grosses larmes rondes
ont coulé à flot… les mains désespérément tendues vers la machette s'éloignant, qu’on lui a
du coup confisquée.
Et il y a les Combattants Américains.
Jess. Le genre de personne avec qui on se sent bien instantanément. Brian,
son mari, aux redoutables armes musicales. Leur « ce que vous
pouvez » : lutte contre l’endormissement définitif avec flûte et
guitare. Les armes américaines n'ont pas fini de faire pleurer le monde.
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Crédits photo : Jessica Hartley |
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Crédits photo : Jessica Hartley |
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Crédits photo : Jessica Hartley |
Il y a la Relou Involontaire.
Déjà il faut que je lui laisse la place où je suis assise. Tous les
jours. Et blablabla 5 min de birman incompréhensible pour que je lui donne quelque chose à manger. Je prends sur moi. Et je finis par lui répondre (en français) qu’elle
voit bien que j’ai rien à manger là ! et vas-y que je te prends ta bouteille
pour boire ton eau bouchon par bouchon… Alors qu’on est A COTE de la fontaine
d’eau, à potabilité conceptuelle.
J’admets complètement mon manque de tolérance, je sais bien qu'elle faire partie des pièces fragiles.
(Mauvais pour mon Karma, ça me perdra)
Dans la Cooking Family, je voudrais le Grand-Père.
Il n’a génétiquement pas de petits-enfants. En compensation, il passe
ses journées dans la cuisine, à s’occuper des bébés des autres. Il chante des
chansons et repère mes coups d’œil attendris pour placer fièrement des
« stop crying, baby !», en anglais, s’il-vous-plaît !
Il y a Erika.
Avec elle, c’est donnant-donnant. Je lui fais voir du pays en échange
d’un accompagnement discret. Pas de gâteau pour sa première bougie noire mais
on s’en fout, cette année on fait des croix sur les traditions de toute
façon !
Et il y a la Fille aux cacahuètes.
Vendeuse du mini shop, elle passe ses journées à remplir des
mini-sachets avec une 20 aine de cacahuètes. Ou des mini-sachets d’une 20 aine de
quarts de gousses d’ail grillé. Et à les refermer avec des agrafes. J’en achète
exprès, même si il faut avouer que les quarts de gousses d’ail grillé, c’est
pas terrible-terrible en fait.
Et il y a les Oratrices Canadiennes
Sahar et Claire. Leur "ce que vous pouvez" officiel : transmettre leur langue aux moineaux et nonnettes du centre. Leur "ce que vous pouvez" supplémentaire: corriger patiemment la mienne.
Et il y a les Oratrices Canadiennes
Sahar et Claire. Leur "ce que vous pouvez" officiel : transmettre leur langue aux moineaux et nonnettes du centre. Leur "ce que vous pouvez" supplémentaire: corriger patiemment la mienne.
Dans la Cooking Family, je voudrais le Drap du Plafond.
Dans la Cooking Kitchen, il y a une espèce de drap marron qui pend,
attaché par les 4 coins au plafond. Un truc auquel je n’ai prêté absolument
aucune attention pendant une bonne semaine. Jusqu’à ce que je rentre dedans
accidentellement.
Oh punaise, mais c’est lourd dedans ! Oh punaise, mais il y a… un
bébé ! Le Sleeping-Baby.
En même temps, je pouvais savoir, il ne fait aucun bruit ! Enfin si, sauf quand le Drap « coule » et arrose le sol de la Cooking Kitchen (les couches ne sont pas d’utilisation courante ici)
En même temps, je pouvais savoir, il ne fait aucun bruit ! Enfin si, sauf quand le Drap « coule » et arrose le sol de la Cooking Kitchen (les couches ne sont pas d’utilisation courante ici)
Et il y a la Chanteuse aux Pastèques Tranchées.
Interprète officielle de la Watermelon Song.
Comme elle n’est pas disponible sur internet, je vous ai transcrit la
partition. (Avec paroles phonétiques, certes. On fait ce qu’on peut, je parle
pas birman)
Mais s’il faut vraiment que je fasse un effort de traduction , je dirais que c’est un truc du genre « fraîche, fraîîîîîîîche, la
pastèèèèèèque » (traduction non officielle)
La chorégraphie est simple : déambuler dans l’ensemble des rues
du centre Thabarwa de Thanlyin avec un plateau de morceaux de pastèques sur la
tête en la chantant en boucle. 100 kyats la tranche.
Il y a le Moine-fondateur.
Pièce centrale du Puzzle de Thanlyin. Il me met mal à l’aise avec son
expression dépourvue d’émotions. Il me fait peur, m’impressionne, et fait sans
aucun doute partie de ce qu’on appelle les Grands Hommes de ce monde. Un jour,
il a eu l’idée de construire un centre au concept simple : « Welcome
to all », aidant ou aidé, vous serez nourris, logés, soignés gratuitement.
Comment ? On sait pas encore mais venez, et on trouvera. D’une simplicité déconcertante.
Comme la plupart des belles idées, il est parti de rien.
Et contrairement à la plupart des belles idées, il l’a fait.
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Source : Thabarwa Center - |
Voilà quelques pièces prises sans hasard parmi les 2500 qui composent
le Puzzle Sacré de Thanlyin.
(Sacré parce qu’on est sur fond bien installé de bouddhisme mais surtout parce que
ça en jette comme titre.)
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Foot des moineaux - Crédits photo : Jessica Hartley |
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Hall de méditation principal - Crédits photo : Jessica Hartley |
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Une des jeunes pièces de la Cooking Kitchen - Crédits photo : Jessica Hartley |
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Soins d'acupuncture - Crédits photo : Jessica Hartley |
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Foot des moineaux - Crédits photo : Jessica Hartley |
Quelques pièces prises sans hasard, de quoi donner une vague idée de
ce centre, qui n’est absolument pas le monastère auquel je m’attendais mais
plutôt une clinique-village à ciel ouvert où chacun est chaleureusement
accueilli et introduit à la méditation, à condition d’y trouver son « ce
que vous pouvez » : qu’il soit construire
sans argent, dormir dans le drap du plafond, ressembler à un japonais méchant, se faire
nourrir, conduire des véhicules approximatifs, attendre que la vie passe, mixer
des salades à la main, pleurer pour les autres enfants de son pays, agripper la
main des femmes, chanter la watermelon song pour 100 kyats la tranche, enseigner
aux orphelins ou boire des bouchons d’eau de ma bouteille.
Super, t'as l'air très bien tombée dans ce centre ! Remuer une salade birmane à main nues ça doit valoir un 7a en tête non ? Et alors les méditations pour toi ça donne quoi depuis la "one hour standing" ?
RépondreSupprimerBibi
Léoche
Bonjour Leslie,
RépondreSupprimerRaon aux Bois, lundi, il est 9h, j'arrive au bureau. j'ouvre mon ordinateur en buvant un café, je vérifie mes mails et je vois votre nouvel article.
En plus, il fait beau aujourd'hui, c'est cool la journée commence bien.
Vraiment excellent, la découverte du Puzzle de Thanlyin.
L'éventail des personnages présentés, allant de l'insolite au spirituel, en passant par l'inévitable "coupure de Crying baby" (j'avoue que des les premières images de la vidéo, je m'y attendais...).
Magnifique article, l'un de mes préférés.
Merci pour cette escale Birmane, qui m'a fait découvrir ce monastère insolite et son "ce que vous pouvez"...
Je vous souhaite un bon voyage Leslie.
Pour ma part, je vais retourner à mes mats, mes pales et mes rotors...
Bon vent.
L.J
Beaucoups d'émotions en lisant ton texte .merci pour toutes ces sensations, il nous manque malheureusement les odeurs .pleins e biz de la fare ou le printemps s'installe.
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